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La dissertation en philosophie : méthodes et exemples de dissertation

La dissertation, schéma et méthode

L’INTRODUCTION

(Moment de l’explication du sujet / de la construction du problème)

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LA PREMIERE PARTIE

Transition 1

LA DEUXIEME PARTIE

Transition 2

LA TROISIEME PARTIE

(I, II et III : moment de la réflexion)

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LA CONCLUSION

(Moment de la solution)

L’introduction doit soulever le problème. On débute en faisant apparaître une difficulté ; on poursuit en précisant les questions liées aux hypothèses contenues dans le sujet. Le problème à donc la forme d’un questionnement dont les étapes correspondront aux parties du développement. La construction du problème tient donc lieu d’annonce de plan.

La conclusion doit exposer la solution au problème, celle qui est l’aboutissement logique du développement. On débute en rappelant la question (« Nous nous étions demandé si… »), on poursuit en énonçant 1a solution (Nous savons maintenant que…), on termine par le rappel des arguments décisifs (En effet nous avons montré que…).

Le développement est un raisonnement en trois parties reliées par des transitions. L’ensemble a l’allure d’une démonstration ou seule l’objectivité du point de vue a de la valeur. Il faut donc bannir la subjectivité des impressions ou des opinions personnelles. Dans le développement la réflexion s’appuie sur trois types de démarches ; elles sont présentées ici par ordre d’importance.

1° la définition et l’analyse des notions (sens, implications, conséquences, liens avec d’autre notions).

2° la présentation et l’analyse d’exemples, destinés à illustrer ou à montrer la solidité du raisonnement. Attention ! Un exemple doit être commenté ; le commentaire doit montrer que ce cas particulier illustre ou confirme une idée à portée générale.

3° La références aux auteurs de la tradition ou de la culture classique, soit par la citation exacte, soit par le rappel d’un point de leur doctrine. Citations et références doivent être au service de la réflexion personnelle, pas la remplacer ; il faut donc toujours expliquer et commenter les références.

Les transitions : elles doivent motiver intellectuellement la poursuite de la réflexion. On débute en énonçant le résultat de la partie ; on lui fait suivre une objection dont le contenu sera examiné dans la partie suivante.

Qualité de la rédaction : pas de style oral ou de langage familier; pas de mot entre guillemets pour exprimer approximativement sa pensée ; donc un vocabulaire précis (énoncer précisément = penser clairement); On utilise de préférence des exemples classiques, issue de la culture historique, littéraire ou scientifique ; on bannit l’anecdote personnelle. Attention à l’orthographe et à la ponctuation.

 

Un exemple de dissertation : L’homme peut-il détruire la nature ?

On se représente couramment la nature comme l’ensemble des êtres vivants dans leur milieu d’origine. Sous cet angle il est clair qu’un grand nombre de nos activités détruisent la nature. Mais la nature est aussi l’ensemble de ce qui existe sans être l’œuvre de l’homme, l’univers originel et ses lois de fonctionnements pourrait-on dire. Dans cette perspective l’idée d’un pouvoir d’anéantir la nature semble perdre de son évidence. On doit donc se demander si la crainte que l’homme puisse un jour anéantir la nature est ou non fondée. Et puisque la technique est ce qui donne à l’homme son pouvoir sur la nature, notre question doit se ramener à une interrogation sur la nature et l’étendue de ce pouvoir : est-il tel que l’hypothèse d’une destruction totale de la nature est crédible? Quels sont donc les arguments semblant légitimer cette crainte ? Est-ce que la technique, par son emploi ou par essence, menace vraiment la nature? Si tel n’est pas le cas d’où vient une opinion si communément répandue?

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Les craintes relatives à la destruction de la nature sont largement présentes dans les préoccupations des hommes d’aujourd’hui. Qu’on pense aux inquiétudes liées au climat, à la généralisation de la pollution et de la surexploitation des ressources ou aux inquiétudes liées au développement des techniques elles-mêmes, en particulier dans le domaine des biotechnologies.

La crainte d’une destruction de la nature semble donc étayée sur un réseau d’arguments solides qui sont soit de fait soit de principe : sur le plan des faits chacun peut constater la disparition massive d’espèces animales et végétales liée à la colonisation croissante de l’espace physique par les activités humaines. Sur le plan des principes il faut bien admettre que le développement technique repose sur une manière de penser qui engendre une artificialisation croissante de la nature et de sa représentation. Dans la pensée technique en effet tous les éléments de la nature sont considérés comme des moyens au service des fins humaines ; un animal, une forêt ou un cours d’eau n’existent pas en tant que tels mais comme des facteurs à l’intérieur d’un calcul visant à contrôler ou exploiter méthodiquement la nature au profit de l’homme. Cette manière de penser a été parfaitement formulée par Descartes, au XVII° siècle lorsqu’il envisageait les conséquences pratiques de la science moderne. Descartes avait compris que ces sciences permettraient à l’homme “de se rendre comme maître et possesseur de la Nature” (Discours de la méthode, VI) ce qui ouvre une perspective dans laquelle la nature un objet dont va disposer comme il l’entend. On conçoit alors aisément que l’extension de la technosphère engendrée par les activités productrices humaines mette à terme en péril l’existence de la biosphère dont l’homme est primitivement issu. La crise environnementale que nous connaissons trouve ici l’un de ses fondements.

Il est donc indéniable que l’activité humaine cause nombre de destructions dans la nature et que l’illimitation du développement technique peut donner crédit à  l’hypothèse de son anéantissement complet. Cependant, avec ce discours, n’avons-nous pas confondu la nature avec l’environnement ?  D’autre part avons-nous raison de penser spontanément que la technique est contraire à la nature ?

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En effet lorsque nous considérons le phénomène physico-chimique de l’oxydation des métaux –celui qui engendre la rouille du fer par exemple- nous le qualifions de naturel puisqu’il se produit de lui-même, sans intervention humaine. Dans le même ordre d’idée, si les centrales nucléaires n’existent pas naturellement, le phénomène de fission de l’atome qu’elles exploitent pour produire l’énergie primaire de la centrale est bien un phénomène naturel, celui de la radioactivité de certains éléments présents dans le sol de notre planète (l’uranium). Allons plus loin : ce qui est vrai de la matière inerte l’est aussi pour les phénomènes vivants : un sol permettra la croissance des végétaux si des réactions biochimiques peuvent s’y dérouler ; un animal pourra vivre parce que son estomac sera capable de décomposer physiquement et chimiquement les nourritures qu’il contient etc. C’est la raison pour laquelle on regroupe sous la dénomination de sciences de la nature la physique et la chimie aussi bien que la biologie : parce qu’elles étudient les causes internes donc naturelles des phénomènes quels qu’ils soient.

Tous ces exemples mettent en lumière une erreur extrêmement banale et préjudiciable à la réflexion. Celle qui confond l’idée de « nature » et celle d’ « environnement ». Suivant la perspective retenue, la nature est soit un être soit un principe. Comme être il s’agit de l’ensemble de ce qui existe abstraction faite de ce que l’homme a produit. Comme principe la nature désigne ce qui détermine la manière d’être d’un être, qu’il s’agisse d’un être vivant ou d’un objet quelconque. L’eau par exemple se transforme en vapeur lorsqu’elle est chauffée et se solidifie lorsqu’on la refroidit suffisamment etc : l’eau se comporte d’une manière propre et déterminée selon la variation des conditions naturelles qu’elle rencontre. La nature ne se limite donc pas à ce qui est vivant, ni à ce qui nous environne ou constitue les conditions de notre vie et de notre confort : les conditions qui règnent sur Vénus ou Pluton sont naturelles mais elles excluent toute possibilité de vie, même si elles sont naturelles ; s’il nous faut préserver notre environnement pour vivre de manière satisfaisante, la nature elle-même ne peut pas être durablement affecté par les dégâts que nous y causons. Parler d’environnement (d’ « environ / nement ») c’est en effet se référer à une représentation anthropocentrée dans laquelle la nature tout entière a été naïvement envisagée et réduite à partir du point central de l’homme et de ses besoins. Or le lion est lui même au centre d’un monde de perception et de besoin, et ce n’est pas le notre ; de même que la mouche, le calamar, la baleine, les bactéries etc. Bref il y a autant d’environnements qu’il y a d’êtres vivants dans leur milieu. C’est par exemple une source d’eau brûlante et soufrée pour certaines bactéries, ou l’intestin d’un animal pour certains parasites. Ainsi lorsque nous parlons de destruction de la nature nous ne parlons en réalité que de la destruction des conditions de la vie des hommes et de certaines espèces animales. Rien ne semble pouvoir détruire les bactéries par exemple, qui étaient là au début et seront encore là dans des milliards d’années. Et les cafards et les rats ont trouvé avec les villes humaines d’extraordinaires biotopes où s’épanouir.

Ainsi si l’inconscience de nos modes de vie et de production rendaient impossible le maintient de notre espèces, voire de la quasi-totalité des espèces sur cette planète, cela n’affecterait pas la nature, ni sur la toute petite planète terre que nous habitons –qui a déjà connu naturellement quatre extinctions massives de la vie ; ni a fortiori dans l’immensité irreprésentable de l’univers dont les lois de fonctionnement poursuivraient leur cours habituel, jusqu’à très vraisemblablement engendrer à nouveau la vie ici où là et dans des formes inouïes et inimaginables.  

Considérons d’autre part un objet fabriqué comme un stylo feutre. C’est un objet artificiel qu’il a pour origine le travail et les compétences techniques de l’homme. Mais comme tout objet artificiel, il est en même temps naturel, puisqu’il faut pour le fabriquer exploiter une matière première et des processus spontanés. Ainsi une technique, aussi élaborée soit elle, reste la mise en œuvre de processus et de potentialités inscrites dans la nature elle-même. Aristote disait déjà dès le IV° siècle avant notre ère que “l’art (tékné) parachève la nature” c’est-à-dire que la technique humaine conduit à exploite des possibilités contenues dans la nature : comme la statue est “en puissance” dans le marbre que taillera le sculpteur, la thérapie génique ainsi que toute l’ingénierie du vivant que permettent les techniques génétiques sont “en puissance” dans la cellule. Pour fabriquer un médicament aussi banal et utile que l’aspirine, il faut tirer partie de processus naturels (hydrolyse) et de propriétés naturelles (sensibilité des neurorécepteurs de la douleur à l’acide salicylique). Il apparaît donc finalement que tout ce qui est techniquement réalisable est naturel; et donc qu’aucune technique ne n’est une transgression de la nature ou contre-nature, pas plus que les pratiques sociales inédites qu’elles engendrent : les possibilités des techniques humaines sont des virtualités présentes dès l’origine dans la nature, et la puissance technique n’est que le dévoilement de la puissance de la nature même.

Nous savons maintenant par l’ensemble de ces raisons que l’idée d’une destruction de la nature par l’homme est fausse. Et aussi, accessoirement, que les problèmes engendrées par l’usage des techniques et les transformations que nous opérons dans notre environnement sont à penser dans une toute autre perspective. Il nous reste dès lors à comprendre pourquoi cette croyance dans le caractère néfaste de la technique est si populaire.

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 Beaucoup pensent que la technique détruit la nature parce qu’ils se font de la nature une conception de type religieuse dont l’expression philosophique est la croyance finaliste. On peut la résumer par la formule qui dit que “la nature fait bien les choses” ou “qu’elle ne fait rien en vain”. Dès qu’on forme cette croyance, on en vient logiquement à penser ce que l’homme produit comme une perturbation d’un ordre naturel préexistant, originel et donc sacralisé. On pense la technique comme une dénaturation de la nature ou de l’homme. Or dire que la nature fait bien les choses est bien évidemment faux puisqu’elle est la source de catastrophes, d’épidémies, de monstruosités… La nature n’est en fait ni bonne ni mauvaise, elle ne fait ni bien ni mal les choses, puisqu’elle ne fait rien à proprement parler : la nature est un ensemble de processus sans intention, sans finalité comme le montre très bien la connaissance scientifique de l’évolution. Ajoutons aussi la dimension anthropomorphique qui trouble la conception humaine de la nature : car ce qui est catastrophe pour une espèce (une inondation, une sécheresse) peut être un bienfait pour une autre (les poissons, les bactéries et les virus, les végétaux etc.).

Ensuite de la croyance que la technique est mauvaise par essence. A ce compte l’homme atteint d’un cancer devrait laisser faire la nature et refuser tout soin! A l’analyse la méfiance à l’égard de la technique dévoile sa vraie nature : c’est une crainte superstitieuse dont on trouve trace dans nombre de  mythes. Par exemple dans le  mythe de Prométhée et Epiméthée (Platon, Protagoras) où la technique a pour origine le vol de la puissance divine de produire et d’utiliser le feu. Le mythe explique l’acquisition des techniques par une transgression (un vol dans la demeure des dieux) qui est comme le péché originel de la technique : par l’emploi de ses techniques l’homme est censé briser l’harmonie naturelle et manipuler une puissance qui n’est pas faite pour lui, qu’il n’est pas capable de gouverner (le mythe de Frankenstein est déjà annoncé dans celui de Prométhée). Tout au contraire la paléoanthropologie nous apprend que l’espèce humaine est inséparable de ses techniques : de son outillages, de ses appareillages : l’anthropologie (étude de l’homme) est nécessairement une anthropotechnique (étude de la relation de l’homme à ses techniques) car dès que l’homme s’est mis à systématiser l’emploi des outils il s’est engagé dans une nouvelle voie propre, il s’est arraché à l’immédiateté de l’emprise de la nature.

Cela étant dit nous ne pouvons nier que le développement technique pose des problèmes (illimitation, environnement, problèmes juridiques et éthiques, impérialisme d’un mode de pensée, colonisation de l’existence etc). Mais les solutions ne sont pas dans un absurde retour à la nature, ni dans une invocation des valeurs naturelles. Seulement dans le débat et la décision politique!

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Nous savons maintenant que l’homme n’a pas le pouvoir de détruire la nature et qu’il ne saurait l’obtenir. D’une part parce que la nature ce n’est pas seulement l’environnement, d’autre part parce que le pouvoir que la technique confère à l’homme sur la nature repose sur la mise en œuvre de la nature. L’homme peut certes opérer des destructions dans la nature, ce qui est bien évidemment condamnable, mais il ne peut pas détruire la nature.

Un second exemple de dissertation : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer » ?

En déclarant « malheur à qui n’a plus rien à désirer » on signifie clairement que désirer ou avoir encore quelque chose à désirer est la condition du bonheur, ou, plus modestement, du caractère supportable de la vie. Désirer serait donc plus qu’une bonne chose, une véritable bénédiction. Pourtant n’est-ce pas aussi à cette tension sans cesse renaissante du désir, si exigeante et si difficile à satisfaire complètement, que nous devons nos plus grandes déceptions et nos plus profonds tourments ? Désirer ne serait-il pas plutôt la principale cause de nos malheurs ?

Il faut donc examiner si devons bénir ou au contraire maudire le fait d’avoir encore quelque chose à désirer.

Car désirer c’est ressentir l’agrément d’une animation, le dynamisme d’une force qui nous porte à agir. N’avons-nous pas alors toutes les raisons de penser qu’il s’agit là de la meilleures des dispositions ?

Toutefois c’est aussi rechercher ardemment et quelquefois désespérément ce qui est propre à apaiser la tension du désir. Pour éviter tout malheur, voire accéder au bonheur, n’aurions pas plutôt intérêt à cesser de désirer ?

Cependant la perspective d’une abolition du désir est-elle à la fois réaliste et souhaitable ? Dans le cas contraire, quelle attitude devons-nous finalement adopter à l’égard de l’acte de désirer ?

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Le désir est une force impulsive qui nous pousse à rechercher une chose au motif de la satisfaction que nous espérons en retirer. Désirer quelque chose c’est donc éprouver intérêt et la motivation : on s’intéresse à quelque chose ou à quelqu’un, on agit porté par un sentiment d’animation joyeuse qui nous soutient, nous encourage. C’est aussi éprouver le plaisir d’un moment de bonheur lorsque notre désir s’accomplit, d’autant plus si il aura été intense et difficile à réaliser.

Ainsi n’avoir plus aucun désir, soit parce qu’on les a déjà tous satisfaits (celui qui est blasé ou désabusé), soit parce que nous n’en éprouvons plus aucun (celui qui est désespéré ou déprimé), condamne l’existence à la tristesse et l’ennui, autant dire au malheur moral d’une vie privée de toute joie, de toute animation. C’est le désir, plus que la volonté, qui nous donne la force d’entreprendre, de créer, de nous arracher à la morne répétition du même, d’améliorer notre condition (ambition, goût de la découverte) ;

L’attention portée à l’expérience du désir semble donc mettre clairement en évidence que le désir est consubstantiel à la vie, qu’en lui se noue l’implication du sujet pour l’objet donc le sens et la valeur que le sujet donne à ses actes. Le désir est bien l’essence même de l’homme, qui, comme vivant, est un être de désir ainsi que l’a montré Spinoza. L’auteur entend par là que les impulsions, les envies, les tendances vitales forment le principe des comportements humains et la clé de leur compréhension. C’est pourquoi toute volonté de nier théoriquement et pratiquement le désir –c’est le projet des morales ascétiques ou de la morale religieuse- est condamnable. Lorsque l’apôtre Paul affirme que « eux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs il néglige le fait qu’« attaquer les passions à la racine, c’est attaquer la vie à la racine » (Nietzsche, Crépuscule des idoles).

Il semble donc bien établi qu’on a parfaitement raison de déplorer le malheur de ceux qui n’ont plus rien à désirer puisque le désir apparait comme la source de toute satisfaction et de tout bonheur dans la vie.

Cependant notre analyse n’a considéré le désir que sous l’angle de ses réussite, c’est-à-dire lorsque nos désirs sont comblés, donc source de satisfactions. Ne faut-il pas aussi considérer les échecs du désir ? Et dans ce cas n’est-il pas la cause principale de notre insatisfaction et de notre malheur ?

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Si le bonheur est force impulsive et tendance, alors il expose l’homme à des tourments existentiels, moraux et éthiques.

Car le désir est un mode de détermination de l’action essentiellement différent de la volonté : la volonté trouve ses motifs dans la raison, le désir ses mobiles dans la soudaineté de l’impulsion, la puissance des émotions, des états affectifs. Nul ne peut projeter de faire ce qui se présente à sa conscience comme étant impossible (descendre à ski une pente de 65°) ou mauvais (trahir ceux qu’il aime pour un caprice passager) ; mais il peut le désirer ! Le désir est donc dans son essence amoral ; fatalement nos désirs pourront être immoraux, transgressifs. Comme tel il est facteur de conflit, d’inimitié : le désir incline à la convoitise, à l’envie de ceux qui sont envieux. Voilà la raison qui amenait l’apôtre Paul à exiger des hommes qu’ils « crucifient la chair » et vivent « suivant l’esprit, non suivant la chair ».

D’autre part ne confondons pas la joie éphémère que nous procure la satisfaction d’un désir et le véritable bonheur qui est un état de satisfaction plénière qui se confond avec l’existence elle-même. Car désirer c’est rechercher ardemment quelque chose sans certitude de l’obtenir : désirer c’est espérer, voire espérer désespérément (le retour de l’être aimé lorsqu’on a été quitté). Ainsi nous ne désirons ce que nous n’avons pas sans jamais être sûrs de pouvoir obtenir et pour une satisfaction partielle et transitoire. Est-ce cela bien vivre ? Certainement pas. Bien au contraire, désirer nous expose au risque de la frustration et du ressentiment ; il est inséparable de la souffrance morale du manque, insatisfaisant par principe.

Si le désir est tel, alors il serait juste et bon de vouloir s’affranchir de l’emprise qu’il exerce sur nos vies. D’ailleurs, on comprend en saisissant la nature et la logique du désir qu’il est un état que l’homme est appelé à dépasser : désirer quelque chose c’est en effet rechercher ce qu’on a pas, donc agir sous l’influence d’un manque et dans le but de le supprimer : nous désirons non pas désirer mais consommer l’objet du désir de manière à supprimer la souffrance du manque ; désirer c’est donc fondamentalement désirer cesser de désirer. Pour être heureux, c’est-à-dire être enfin, il faut donc éteindre en soi tout désir suivant l’enseignement d’Epicure dans les conseils qu’il adresse à son disciple Ménécée.

Ainsi contrairement à ce qui nous avait d’abord paru évident, on ne saurait tenir purement et simplement le fait de désirer comme la condition de la satisfaction et du bonheur. Le désir est aussi une force amorale, insatiable et peut-être inextinguible qui fait obstacle à la réalisation du bien et à l’atteinte du véritable bonheur. Mais est-il possible de cesser de désirer ? Dans le cas contraire, que devons-nous faire de cet élan ambigu ?

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On peut penser abolir le désir en niant tous nos désirs, en les refoulant. Mais cela va engendrer une frustration qui nous rendra malheureux ou agressif. La voie de la morale religieuse n’est donc ni réaliste ni souhaitable. C’est pourquoi Nietzsche disait que la morale de l’Eglise est contraire à la vie, et qu’il suggérait qu’on fasse aux passions « une guerre intelligente » et non bornée, à savoir : introduire la dimension du raffinement spirituel au cœur de la brutalité pulsionnelle, plutôt que contraindre absolument ou vouloir anéantir les pulsions, ce qui est tout simplement impossible ou contreproductif. Il anticipe ainsi les observations psychopathologiques de Freud lorsqu’il diagnostique au fil de sa pratique de la cure que la répression aveugle des pulsions engendre une disposition à la maladie mentale.

On pourrait aussi abolir le désir en s’efforçant de l’éteindre peu à peu, en nous habituant à ne désirer que ce qui est strictement nécessaire à l’atteinte et au maintient de l’ataraxie. C’est un des préceptes centraux de l’éthique d’Epicure. Mais cette réduction de nos désirs à nos besoins n’est ni elle non plus ni possible ni souhaitable : car la définition du strictement nécessaire est impossible ; car vivre c’est tendre à quelque chose, par exemple au bonheur. Elle n’est pas non plus souhaitable car si elle était possible elle signifierait l’animalisation de la condition humaine. Ce serait une survie, une condition réduite à l’animalité des besoins biologiques, non une vie.  D’où le mot profond de Shakespeare lorsqu’il fait dire au roi Lear dans pièce éponyme que « Le plus gueux des mendiants a toujours une bricole de superflu! Réduisez la nature aux besoins de nature et l’homme est une bête, sa vie ne vaut pas plus. (…) il nous faut un rien de trop pour être?”).

Certes l’expérience de nos désirs est ambivalente : ils peuvent causer les plus grandes satisfactions comme les peines les plus vives ; ils sont joie (l’allégresse de la réussite, la motivation, l’envie) comme tourment (la souffrance des passions, la frustration, les désillusions, les fautes qu’ils nous font commettre). Toutefois comme tendance vitale il est indépassable. Il est donc inutile et vain de déplorer l’existence du désir ou de vouloir le supprimer.

Dès lors si le désir est cet élan qui accorde leur valeur aux objets que nous recherchons, alors il est le moteur de nos conduites, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Si tel est le cas, il faut éduquer ou façonner le désir et non vouloir le surmonter ou l’abolir. C’est ce que Freud théorise à travers le concept de sublimation, processus par lequel la force impulsive du désir est canalisée au profit des attitudes les plus nobles ou des créations les plus éclatantes : « Nos meilleures vertus, dit Freud, sont nées comme formations réactionnelles et sublimations sur l’humus de nos plus mauvaises dispositions. » On  aperçoit aisément la valeur de ce projet en matière d’éducation ou de pédagogie : l’élève le plus attentif n’est pas celui à qui on aura imposé le silence ou qui aura intériorisé le devoir de faire silence mais celui chez qui on aura suscité un désir d’écouter et qui par là se fera une joie d’apprendre. De même sur le plan de l’éducation : la curiosité d’un jeune enfant peut être fautive ; elle peut se muer à terme en impolitesse ou en indiscrétion. Mais cette impulsion à découvrir est une tendance vitale qui, bien canalisée, pourra se transformer en vertu : celle du chercheur passionné, ou celle de l’esprit curieux et instruit.

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Ainsi nous nous étions demandé si pour être heureux ou éviter le malheur d’une vie ternie par l’ennui il fallait avoir encore quelque chose à désirer. Nous savons maintenant que tel est bien le cas, puisqu’en l’absence de tout désir la vie s’étiole et perd toute saveur et raison d’être. Toutefois cela ne signifie pas qu’il faut vouloir satisfaire tous ses désirs mais au contraire en acquérir la maîtrise, en conduisant sa force impétueuse et vitale vers les réalisations les plus enrichissantes. Nous avons en effet montré que bien que le désir soit une source de conflit moraux et éthiques, il n’en est pas moins le principe de toute vie, et qu’à ce titre la perspective d’une abolition du désir devait céder la place à celle de son façonnement, de son éducation.

Un troisième exemple de dissertation : Pour être libre suffit-il d’être maître de soi-même ?

Nous admirons ceux qui restent impassibles dans les situations les plus difficiles parce font preuve d’une maîtrise d’eux-mêmes qui semble le comble de la liberté. Mais le pourraient-ils encore  dans un monde qui leur serait en tout point hostile ?

Ce qui nous amène à nous demander si la maîtrise de soi, autrement dit la liberté morale, garante de notre indépendance à l’égard des autres et du monde, permet à elle seule de faire de nous des hommes libres, ou s’il y faut d’autres conditions relatives à l’ordre du monde, des conditions matérielles ou politiques ?

Pour le savoir nous devons d’abord préciser notre représentation de l’homme libre et le rôle qu’y joue la maitrise de soi. Si ce facteur est essentiel, est-il cependant possible de se rendre totalement indifférent aux circonstances de la vie ? Dans le cas contraire, quelles sont les conditions externes de la réalisation de la liberté ?

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Balayons tout de suite l’opinion enfantine qui voudrait que la liberté consistât à pouvoir faire tout ce qu’on veut. La liberté serait alors un fantasme puisque l’idée d’un tel pouvoir est un tissu d’impossibilités et de contradictions. Pour définir correctement la liberté il faut donc partir des données incontournables de la condition humaine, à savoir que l’homme est un être pensant doté d’un corps -un sujet incarné- qui vit dans un monde, c’est-à-dire au sein d’un environnement physique, historique et social qui n’a pas pour vocation de servir ses volontés et ses désirs. Dès lors si l’homme peut avoir le sentiment de régner en maître dans le champ de son intériorité, il ne pourra l’être en réalité qu’en surmontant d’une manière ou d’une autre la résistance que lui oppose le monde extérieur

Dans cette perspective la liberté doit être définie comme le pouvoir d’accomplir une volonté autonome, ce qui ne néglige ni la capacité du sujet à se déterminer lui-même ni l’existence du monde extérieur. Nous ne serions pas libres, donc, si nous n’avions ni le droit ni les moyens d’accomplir notre  volonté, ni si le principe de nos action nous était extérieur ; c’est le cas par exemple lorsque nous agissons à l’imitation des autres.

Mais cette dimension externe de la liberté est-elle vraiment essentielle ? Ces deux facteurs, l’un tenant à l’attitude du sujet, l’autre à l’ordre du monde extérieur, ne peuvent-ils pas se ramener à un seul ?

En effet, quelle que soit notre situation ou l’état du monde, c’est toujours dans l’ordre de la représentation qu’ils nous sont présents. Par exemple la vue du sang peut paralyser l’action de certains, mais elle laissera froid le chirurgien ou le secouriste qui ont appris à maitriser leurs émotions. Ce qui montre que ce n’est pas l’objet mais la représentation que nous en formons qui forme la trame du monde que nous percevons; le monde est vécu, éprouvé, il est toujours monde pour nous. Sous cet angle, la liberté est un état qui dépend du sujet et de lui seul ; c’est un problème interne, qui relève de l’intériorité du sujet lui-même, et qui se réduit au problème de la maîtrise de ses émotions et de ses représentations. C’est ainsi que la pensée morale antique concevait la liberté par exemple en affirmant, comme le fait Epictète, que « ce n’est pas la mort qui est redoutable, mais l’idée qu’on s’en fait ». On est donc libre de ce seul fait que homme l’usage de la raison nous a rendu impassible et par là indépendant moralement et matériellement du monde extérieur.

Tout nous porte donc à penser que la maîtrise de soi suffit à la liberté, puisque une fois qu’elle est acquise nous ne dépendons plus de rien d’extérieur à nous. Toutefois est-il possible qu’un homme se rende totalement indifférent à l’état du monde qui l’entoure ?

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Certains hommes ont naturellement une très grande force caractère ; on sait d’autre part à quel point les exercices physiques et spirituels peuvent renforcer l’âme de l’individu comme le montre les grandes figures morales de l’antiquité, Epicure et Epictète par exemple. Ne disait-on pas à leur époque que « le sage est heureux, même dans les entrailles du taureau de Phalaris ? » Mais cette représentation de l’indépendance absolue peut-elle autre chose qu’un idéal ?

Il faut bien reconnaitre qu’elle a tout l’aspect du mythe infantile de la toute-puissance et que l’expérience ne plaide pas en sa faveur.

D’abord parce qu’un homme seul ne peut pas satisfaire l’ensemble de ses besoins, même lorsqu’ils sont modestes ; et que le premier besoin de l’homme est sans aucun doute le besoin psychologique de relations avec ses semblables. Ensuite parce que la perception de ce qui nous entoure s’accompagne toujours d’un minimum d’affects et de sentiments, qu’on peut s’efforcer de contrôler, mais qu’on ne peut pas ignorer. Personne ne peut être totalement indifférent à la dureté ou à l’injustice d’une société ou aux malheurs des autres. En effet le pouvoir que l’homme peut avoir sur lui-même est limité ; il ne lui permet pas d’être complètement indifférent au monde qui l’entoure, encore moins indépendant de lui.

On voit par là que l’homme est un être qui par nature vit en société, en étant lié matériellement et psychologiquement à des semblables. On ne peut donc pas concevoir la liberté en dehors de ce cadre, qui est tout bonnement celui de la condition humaine. Pour être libre individuellement, l’homme doit donc décider en commun avec les autres des règles de fonctionnement de la société : c’est l’activité politique, que le philosophe Aristote décrit comme un élément de notre condition d’homme lorsqu’il dit que « l’homme est par nature un animal politique. »

Ainsi, contrairement à ce qui nous était d’abord apparu, l’indépendance morale ne saurait suffire à la liberté ; la liberté dépend aussi de conditions dont la réalisation échappe au sujet isolé, d’ordre politique notamment. Mais si même le sage ne peut être libre qu’en société, cela ne peut pas être dans n’importe quelle société. Quelles sont alors les conditions sociales et politiques de la liberté ?

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Vivre en société consiste à vivre non seulement avec d’autres, mais surtout liés, associés à eux. Toutefois la relation aux autres ne suffit pas à fonder la liberté : l’autre peut vouloir me contraindre, faire de moi son esclave ; sa seule présence constitue une limite au champ de mes possibilité. La société elle-même peut être contraignante si elle ne reconnaît aucun espace d’autonomie à l’individu ou si elle comporte des relations de domination économique ou politique : les sociétés esclavagistes ou féodales étaient bien des sociétés, mais elles n’étaient pas des sociétés favorables à l’épanouissement de la liberté.

S’il faut vivre en société pour être libre, et même entièrement libre comme le sage accompli rêvé par l’Antiquité, ce ne peut être que dans des sociétés qui reconnaissent à chacun une entière liberté de penser et le droit le plus étendue à mener sa vie comme on l’entend compatible avec le respect de ce même droit pour tout autre. Pour que cela soit possible, il faut que les lois soient établies par des procédures de débat et de choix collectif et qu’elles expriment le souci de la liberté tant pour l’homme que pour le citoyen. Il faut aussi que les citoyens partagent un même sens de la tolérance et du respect du droit.

Il apparait donc que si la liberté ne peut se réaliser qu’en société, c’est seulement dans une société démocratique qu’elle a une chance d’exister, y compris pour le sage : comment pourrait-il consacrer sa vie à la quête du bonheur ou à la réalisation de la béatitude s’il était maltraité, opprimé ou s’il voyait quotidiennement des brutes s’attaquer impunément à des innocents ?

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Nous nous étions demandé si l’acquisition de la liberté morale pouvait fonder à elle seule la liberté. Nous savons maintenant que ce n’est pas le cas, puisque la liberté morale elle-même dépend de conditions matérielles et politiques, en particulier de la fondation d’une société démocratique. Nous avons en effet montré que l’idéal d’indépendance absolue d’un individu était utopique ; et que seule la société démocratique remplissait les conditions sociales et politiques de la liberté.

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