Politique

“Un rapprochement avec l’Éthiopie permettrait à l’Érythrée de sortir de son statut d’État voyou”

Le président érythréen Issaias Afeworki a accepté mercredi l’offre du Premier ministre éthiopien, qui souhaite mettre fin au conflit qui oppose les deux pays depuis 18 ans. Des négociations sont annoncées sous peu.

 
 

Un vent d’apaisement souffle sur la Corne de l’Afrique. Le président érythréen Issaias Afeworki, au pouvoir depuis 1993, a annoncé mercredi 20 juin l’envoi “prochain” d’une délégation en Éthiopie pour discuter les termes d’une paix avec son ennemi juré. Une première, depuis la fin de la guerre fratricide entre les deux pays qui a fait, selon les estimations, entre 54 000 et 137 000 victimes de mai 1998 à juin 2000, et a abouti un statu quo de “ni paix, ni guerre”.

“Comme c’est le cas en Érythrée, les Éthiopiens apprécient aussi de vivre en paix et en harmonie avec leur voisin […]. Les signaux positifs émis ces derniers jours peuvent aussi être perçus comme une expression de ce choix populaire”, a déclaré le président érythréen. Il faisait notamment allusion à l’inédite main tendue par le nouveau Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, qui a annoncé début juin sa volonté de mettre un terme au litige frontalier qui oppose les deux pays et fut l’une des causes de la guerre.

Les accords d’Alger, signés en 2000 pour mettre fin au conflit duquel l’Éthiopie est sortie en quasi-vainqueur, et les décisions d’une Commission d’arbitrage soutenue par l’ONU, avaient attribué la localité hautement symbolique de Badmé à l’Érythrée, soulevant l’ire d’Addis-Abeba. Jusqu’à présent, l’armée éthiopienne occupe toujours la zone et des affrontements périodiques le long de la frontière ont laissé récemment craindre la reprise du conflit. Le chercheur Roland Marchal, membre du Ceri de Sciences Po et spécialiste de la Corne de l’Afrique, analyse pour France 24 l’éventualité d’un rapprochement entre Asmara et Addis-Abeba.

L’envoi d’une délégation érythréenne en Éthiopie représente-t-il un pas en avant sérieux pour le règlement de la crise ?

Roland Marchal : C’est incontestablement un pas en avant. De là à croire que tous les problèmes seront réglés et que la paix va revenir, il faut être très prudent. Mais l’annonce par le Premier ministre éthiopien de sa volonté d’acter la décision de la Commission d’arbitrage sur la frontière est une très bonne nouvelle. Il faut espérer que, d’un côté comme de l’autre, la bonne volonté prévaudra, car c’est aussi, à terme, au bénéfice de toutes les populations. En Érythrée d’abord, cela permettrait de sortir ce pays de son statut d'”État voyou” [opportuniste, le régime érythréen intervient dans les crises touchant ses voisins soudanais et somalien], et de le faire rentrer à nouveau dans une normalité régionale, par la grande porte. D’un autre côté, l’Éthiopie semble vouloir se réformer, c’est sans doute un moment où elle a besoin d’une plus grande mobilisation et de l’attention des forces intérieures. Se débarrasser d’un front militaire, c’est sans doute une bonne décision.

Le nouveau Premier ministre éthiopien est-il en mesure de calmer les tensions en appliquant les accords d’Alger ?

Fondamentalement, plusieurs aspects sont importants pour comprendre ce qui a prévalu à ces changements. La guerre, quand elle a commencé en 1998, opposait deux pays dont les dirigeants, Meles Zenawi et Issaias Afeworki, étaient paradoxalement très proches. Du point de vue d’une grande partie de la population éthiopienne, ils sont de la même région [celle des Tigréens, qui regroupe le centre-ouest de l’Érythrée et le nord de l’Éthiopie], défendaient un certain de type de société marxiste-léniniste, et ont tous deux des histoires familiales qui les relient à l’Érythrée. À l’époque, Zenawi a dû être beaucoup plus intraitable avec l’Érythrée simplement pour ne pas se mettre en difficulté d’un point de vue politique à l’intérieur de la société éthiopienne [où les Tigréens sont largement minoritaires mais concentrent une grande partie de l’appareil politico-militaire].

Le nouveau Premier ministre éthiopien a une histoire complètement différente. Il est d’une génération plus jeune, et même s’il est très lié à l’appareil sécuritaire éthiopien, il a une marge de manœuvre politique plus grande. Pendant longtemps, dans les années 2000, on disait que la paix serait impossible entre les deux pays tant que les deux dirigeants, Zenawi et Afeworki, seraient au pouvoir. Cette situation a été levée par la mort de Zenawi d’un cancer foudroyant [en 2012]. Afeworki reste au pouvoir, mais je doute fort qu’il soit populaire auprès de la population érythréenne, et de ce point de vue-là, on peut espérer un espace politique plus grand pour des négociations et un règlement de la crise.

L’aspect pessimiste, c’est que ce climat de guerre a été utile pour conforter un certain type de gouvernance des populations en Érythrée [où le président concentre tous les pouvoirs et le processus de démocratisation est au point mort], et pour maintenir une certaine unité nationaliste en Éthiopie. Évidemment, la décision du Premier ministre éthiopien n’est pas forcément aussi facile qu’on l’espère dans un tel climat. Une partie de l’armée a montré combien elle désavouait la décision, donc on est quand même dans une période qui reste très instable, où un revers est tout à fait possible. Il faut espérer que la communauté internationale joue son rôle en coulisses pour inciter les deux parties à aller de l’avant, mais il est possible aussi qu’il y ait rapidement des blocages d’un côté ou de l’autre, lié à des équilibres politiques internes.

Ce rapprochement a-t-il un lien, selon vous, avec l’intérêt stratégique grandissant des ports érythréens pour les forces étrangères (États-Unis, Arabie saoudite, Émirats arabes unis) à l’entrée de la mer Rouge ?

Il est difficile de saisir dans quelle mesure l’investissement saoudien et surtout des Émirats arabes unis en Érythrée et en Éthiopie ont permis de modifier l’état d’esprit dans la région, et ont incité le gouvernement éthiopien à tendre une main et au gouvernement érythréen à saisir cette opportunité. Je n’ai pas d’élément qui permettrait de valider une médiation du Golfe. Mais il y a certainement une volonté de résoudre une fragilité importante de cette zone sur la mer Rouge.

Il y a du point de vue occidental, surtout américain, une volonté de miser sur l’Éthiopie, qui a été l’État pivot de la région depuis plus de deux décennies, et d’un autre côté de trouver une forme d’apaisement avec l’Érythrée. Il faudrait qu’Asmara joue une politique régionale qui soit un peu plus rationnelle, qui prenne en compte plus sérieusement les intérêts des États-Unis.

Mais il faut se donner le temps de bien comprendre ce qui s’est passé, et ne pas supposer d’emblée que cette initiative va être couronnée de succès.

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